Depuis son invention au début du 20e siècle, le cinéma est devenu une industrie ayant établi des normes tant dans le tournage, le montage, ou la conception des films que dans leur exploitation et leur diffusion. À la marge du cinéma conventionnel, de nombreux artistes ont toujours cherché à déjouer ces usages imposés par une logique d'exploitation à grande échelle, et se sont émancipés de la salle de cinéma (ses sièges rembourrés, l'écran frontal, son confinement à l'intérieur d'un espace clos) et du cérémonial qui l'accompagne (le rituel social, le paquet de pop-corn, ...).

 

En suivant les traces laissées par les pionniers du cinéma underground américain et de l'expanded cinema, et en s'inspirant de la joyeuse liberté de cette communauté vis-à-vis des normes imposées par un cinéma qui est désormais devenu une vaste entreprise culturelle, il s'agirait ici de faire du cinéma « sauvage » comme on fait du camping sauvage. C'est-à-dire en investissant le temps d'une soirée ou d'une nuit des lieux urbains ou naturels loin des zones habitées (friches, ports, cascades, clairières, ... ) et en tirant parti à chaque fois du lieu choisi et de ses spécificités pour se questionner, en actes, sur les rapports qu'entretient l'image avec l'architecture ou les éléments naturels, et les corps de ceux qui la regardent (le public) et la font exister (les performeurs).

 

On se souvient que le cinéma a d'abord été montré dans les fêtes foraines et que les premiers dispositifs qui permettaient d'enregistrer et de restituer des images en mouvement étaient souvent des objets dont le principe de fonctionnement imposait un certain éclatement de l'image (le zootrope, le phénakisoscope, le praxinoscope) ou projetaient des images évanescentes sur les murs environnants (la lanterne magique) plutôt que de la concentrer sur un écran immobile dont la place aurait été préassignée, travaillaient la nature du support de projection (Pepper's ghost) ou impliquaient un réel engagement du corps (le fusil photographique de Marey).

 

Cette nature éminemment spatiale, architecturale et corporelle du cinéma, si elle a été atrophiée par la nécessaire normalisation qu'impose une production industrielle, n'a pas été abandonnée par tous les artistes ayant travaillé avec les matériaux ou les paradigmes du cinéma. Les interférences du corps vivant avec l'image dans le Bal blanc de Man Ray (1930), ou dans Le film est déjà commencé de Maurice Lemaître (1951), ou encore dans la sculpture cinématique Line describing a cone d'Anthony Mc Call (1973) nous enseignent que ces interrogations sur le rapport du corps à l'image projetée sont restées vives tout au long du développement du cinéma. Les pistes engagées par le cinéma expérimental et le cinéma élargi trouvent leurs prolongements dans l'art contemporain avec le soft cinema de Lev Manovich, le future cinema du ZKM, ou le cinéma d'exposition tel que le pratique, par exemple, Eija-Liisa Athila, témoignant ainsi du fait que l'ensemble de ces questionnements s'inscrit dans une continuité historique qui dépasse (déborde) le cinéma en tant que média.

 

Si la remise en jeu des normes souhaitée par ce projet résonne d'une façon particulière avec les origines mêmes du cinéma, et si elle se situe explicitement dans la filiation du cinéma d'avant-garde (les expériences de multi-projection du cinéma psychédélique des années 60 sur la côte ouest des Etats-Unis, le Movie drome theater de Stan Vanderbeek à New York, ...), elle est également grandement facilitée par les technologies contemporaines où les dispositifs de projection sont devenus portables, légers et puissants, et les outils pour manipuler l'image rapides et ergonomiques.

 

Le foisonnement techno-créatif des précurseurs du cinéma, dont ce projet se veut être une réminiscence, peut aujourd'hui être rejoué à l'aune des technologies contemporaines où le prototypage rapide de nouvelles machines, rendu possible par la démocratisation des techniques de programmation (Processing, Pure data), de construction (imprimantes 3D) ou de physical computing (cartes MIDI et USB, Arduino, Raspberry Pi, Fraise), permet d'explorer de nouvelles pistes et offre également un outil pédagogique remarquable.

 

Le projet s'inscrit dans une logique de partage, propre à la philosophie du logiciel libre et de l'open source. La construction de dispositifs dédiés à la multi-projection à l'époque d'une économie globalisée où les ressources pour la conception DIY (do it yourself) sont aisément disponibles, invite en effet, en retour, à remettre en partage à la communauté les aboutissements qu'elle a rendu possibles.

 

L'esprit qui anime le « groupe électrogène » pourrait se laisser contaminer par la liberté de ton, l'humour et la bonne humeur de Jonas Mekas, l'une des figures majeures du cinéma underground américain, que nous pourrions adopter comme figure tutélaire. Précis dans ses propositions, loin du burlesque propre aux foires où le cinéma naissant s'exhibait, Mekas a su néanmoins garder l'autonomie et la légèreté d'un cinéma portable et mobile, non-conven-tionnel dans la forme, tant dans la prise de vue que dans ses restitutions. Ainsi, invité l'été dernier à présenter ses films à la biennale de Venise, Mekas choisit de les projeter... dans un fast food ! Ou bien animant une masterclass lors du festival de cinéma d'Estoril, il exhorte des participants un peu trop inquiets des normes et des traditions à quitter le confort de leurs fauteuils et à aller filmer sur le champ : « you want to be filmmakers? - go out and film! ».

 

Ce projet, il convient de le mentionner, se déroule enfin dans une endroit qui porte l'empreinte historique de la naissance de la photographie et du cinéma : Nicéphore Nièpce (Chalon sur Saône), Etienne-Jules Marey (Beaune), les frères Lumière (Lyon), Pierre Angénieux (Saint-Etienne), les usines Kodak implantées à Chalon dans les années 50, ont jalonné l'histoire du septième art – selon Souriau : l'art de la lumière – dont on connaît les retombées mondiales, sur le plan artistique, mais également le déclin d'une partie de son industrie à l'arrivée du numérique.

 

Groupe électrogène, en mobilité sur ce territoire en friche, participe en quelque sorte de l'âme de ce lieu, dont il pourrait être une émanation poétique.